Chapitre I
Du vitriol au fond des prunelles de tigre
Cher lecteur du Frapar. Tu désespères ? Sur la mauvaise pente ? Et à moi, tu y as pensé un peu ? Oui, à moi, ressassant mes amours de jeunesse Margate Plage du versant de la falaise debout au soleil nu comme une espèce de Dieu. J’aime assez ce « comme une espèce de Dieu ». Permets-moi la projection. Que je m’identifie. Que je me fende un peu l’armure, et toi la poire, ce voyant. Marre-toi, oui. Tu peux. Mais admette que je me réchauffe aux souvenirs. Consens. La Creuse est fraîche. Un autre divertissement pas dispendieux du tout, c’est le courrier que vous m’adressez, chers et tendres, poste restante. Adorables missives. Là, je dois dire que vous m’avez gâté. Il en est une surtout, qui se distingue du lot. Dans le creux de ma pogne, ce pauvre trophée froissé, que je déplie à votre attention fébrile. Courrier de lecteur du Frapar donc, votre favorite revue, courrier adressé à son unique rédacteur, mézigue en chef. Une gazelle pleurnicheuse et suicidaire qui me raconte le calvaire de sa vie de folle dans une barre du 9-4.
Ce qui lui est arrivé ? Elle est tombée sur du casseur d’homo m’écrit-elle, s’est vu envoyer pleine face du « Pédé, tu déshonores la race des hommes », et n’a pas su répondre ― et il est là, le problème, pas ailleurs ― que telle était en effet bien son intention, non seulement de la déshonorer mais d’en saper les fondements hétéropatriarcaux vermoulus. Quoi ? Aurais-tu à ce point perdu pied que tu ne sais même plus comment te réapproprier l’insulte, t’en faire mieux qu’une tactique, un emblème ? Tu devrais en être fier de te faire insulter, maltraiter par une bande de mineurs qui te crachent à la gueule et te caillassent en te disant : « Sale pédé, porc, va cramer en enfer » ; non parce que tu cultives la haine de toi ou en pincerais pour du petit casseur, ni pour la triste satisfaction de prendre des poses de Christ en plâtre : mais parce que l’ennemi reste la norme, leur norme tapie partout, jusque derrière les déclarations d’insoumission de ces belles petites gueules couturées d’acolytes de Lilith. Aurais-tu perdu ta faculté d’être imprévisible, de fuir, de te dérober, d’échapper des mains de qui cherche à te clouer au sol ? Sais-tu encore comment faire le pas de côté, occuper simultanément plusieurs postes de combat, endosser tous les rôles que la nécessité de demeurer insaisissable te fera inventer ? J’ai mieux encore comme suggestion, beaucoup mieux : rejeter une à une chacune des fonctions, chacune des tâches qu’on veut t’assigner ; tu saurais ?
On ne sait pas qui tu es, on doute de ton sexe, on se pose à ton sujet de sérieuses questions, on veut te parquer, te faire arquer, te ferrer, te faire frayer mais toi : roi de l’esquive et du déguisement ! C’est comme ça que je te voudrais, idéalement. De l’idéal, de l’idéal… Je peux toujours m’en gorger. Quoi d’autre ? Propose-moi. Claquemuré dans mon clapier sordide. Ma prochaine virée sur Paname ? À quand ? Aller traquer du jeune gueux. Lever un freluquet défilant pour l’éradication du sionisme. Sûr qu’un peu que ça me dirait bien. Pour l’occase, je ressortirais les falbalas ; comme à la grande époque. C’est ça qui me plaît dans le fond, j’avoue : masques, déguisements, travestissements et freluches, oui, et pourtant rien à voir avec le carnaval capitaliste Gay Pride car j’agis seul, sous de fausses identités, très égoïstement si tu veux parce qu’en effet je me fous de ces histoires d’accidents de capote et des débats sur la dégénitalisation des pratiques sexuelles ou l’apologie de l’enfilage cru de braczifs vérolés.
Tu me fatigues avec tes malheurs de Sophie. Merde, y’a pas plus réjouissant pour me divertir un peu dans ma caverne ? Rien qu’en pensée ? Tiens, parlons plutôt de ces jeunes folles qui par très saine gaminerie, pour emmerder la galerie, déstabiliser leurs vieux, s’enfilent des panoplies très fendues sur le côté, se badigeonnent de rouge les lèvres et se noircissent les contours d’yeux, se font des gueules à la Musidora et vont se désaper le samedi après-midi dans les grands magasins, parlons-en tant qu’ils n’auront pas commencé à le trouver trop lourd, ce fardeau de la transgression et qu’ils ne seront pas passés de l’autre côté, à rectifier sévèrement le tir de leur jeunesse par de pieuses mimiques dans de très stricts costards portés à droite.
Je ne me bats pas pour te voir te pavaner aux défilés festifs avec leurs services d’ordre paramilitaire hétéro payés par l’orga. J’ai la haine de l’orga et plus encore des repentis de l’orga. Attends un peu, j’y reviendrai plus tard.
Tu me dis que t’en crèves de solitude quand moi je m’en nourris. L’absence de lieux de socialisation non-marchands et pas hétéros, tu viens t’en plaindre auprès de moi ? Tu te rends compte de ce que tu fais là ?
Il n’est même plus temps de parler de dérive. Quant à ceux que j’entends se réclamer de moi (tous ceux des micro-communautés à sensation, petits gaytos anars, libertaires, squats commerciaux ou de pseudo-lutte subventionnée…), généralement les mêmes qui ne voient dans Pasolini que le symbole d’une culture pédé…oubliez-moi.
Bien intégré dans le monde patriarcal, à trimballer les icconneries marchandes de dingues inoffensives, qu’elles correspondent aux clichés de gay-musclé.com, ou à celui de la cage aux tapettes. Statue belle comme dans Riefenstahl. Ces beaux grands garçons que je pouvais voir là-bas aux bains de Margate Plage. Un corps, LE corps dans toute sa splendeur. Tu veux surtout renier la laideur, la maladie, la passivité, la faiblesse, la radicalité, la nervosité, la frénésie. Voilà ce qui quand même pas qu’un peu me dérange.
Tous ces clichés à la con censés vous rendre si attendrissants, si sympathiques.
Toujours aussi peu intégrationniste et déterminé à saper sans élégance particulière les bases de l’hétéropatriarcat, comme tu vois. C’est moi. Et désolé pour ces terminologies redondantes que je sais un peu désuètes, petite chouette.
Pseudo-hermaphrodisme manière Herculine Barbin, gynandrie sauce Mère Ginette, doubles-sexes androgynus à têtes rases, tribaderie tripolitaine, gender-fuckerie, mu-tantes… Utopiques créations de la « postmodernitude » branchouillarde : rien de tout ça, je suis ce que je reste : un sale pédé. Moi, Marcel Treuffais.